lundi 13 mai 2013

Réflexes


C'est une après-midi tranquille, un week-end, dans un centre commercial. Philippe et Agnès avancent lentement dans la cohue, les bras chargés de paquets. Ils sont fatigués, leurs pieds les font un peu souffrir. Agnès passe mentalement en revue ses achats : les chaussettes pour le petit, le cadeau d'anniversaire de tante Juliette, les deux nouvelles chemises de Philippe, le livre de soutien en maths pour la fille aînée... Il ne manque plus que la veste dont elle a besoin pour compléter sa tenue au mariage de Jean-Claude. La robe qu'elle a prévu de mettre est légère, et la météo prévoit du vent...
"Ah ! Voilà la boutique que je cherchais ! lance Agnès à Philippe en désignant une échoppe. Ici, c'est chic, mais c'est pas trop cher.
- Ca me va ! répond Philippe , ragaillardi à l'idée d'en finir avec la corvée de courses. Tu ne vas pas trop piller ma carte bleue, comme ça."
Agnès serre les dents et détourne son visage. Elle se dirige résolument vers le rayon qui l'intéresse. En quelques minutes, son choix est arrêté ; elle passe rapidement la veste, agite les bras pour vérifier qu'elle n'est pas trop serrée et, satisfaite, se dirige vers la caisse, la veste pliée à la hâte sur son bras. Philippe la suit en souriant, tout content de pouvoir rentrer chez lui à temps pour voir le match. Agnès sort sa carte bleue, paye, et sort.
"Tu vois, persifle-t-elle en franchissant la porte du magasin, j'ai payé avec ma carte, avec mes sous que j'ai gagnés, pas les tiens."
Philippe lève les yeux au ciel.
"Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ? C'était juste une blague ! Si on ne peut plus plaisanter !
- Hé bien moi, ça ne m'a pas fait rire ! J'en ai marre de ces clichés à deux balles !
- J'ai quand même le droit de rigoler un peu, non ? "
Philippe, excédé, tourne les talons. La fatigue et la colère, hélas, lui font oublier qu'il est dans un couloir bondé : il heurte une dame âgée qui tombe sur le sol. Philippe, aidant la dame à se relever, se confond en excuses. Il est si gêné qu'on croirait qu'il va pleurer. La dame n'a heureusement rien d'autre qu'une petite contusion et s'éloigne en lui reprochant vertement de ne pas regarder où il va. Le couple part dans l'autre sens rapidement et en silence.
C'est Agnès qui retrouve la voiture sur le parking : Philippe s'est encore trompé d'allée. Ils chargent les paquets dans le coffre, prennent place dans le véhicule et bouclent leurs ceintures. Alors que Philippe engage la voiture sur l'autoroute, Agnès s'esclaffe.
"Qu'est-ce qu'il y a ? demande Philippe, bourru.
- J'étais en train de m'imaginer ce que tu aurais dit à la dame que tu as faite tomber si tu étais cohérent.
- Quoi ???"
Alors Agnès prend une voix caricaturant celle de son compagnon.
"Enfin, madame, vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop ? C'était juste une petite chute ! Si on ne peut plus marcher ! J'ai quand même le droit de circuler, non ?"
Philippe la regarde sans comprendre.
"C'est exactement ce que tu m'as dit tout à l'heure. Moi, tu me blesses avec une blague, sans le vouloir, j'en suis certaine, et j'ai rien à dire. Elle, tu la fais tomber, sans le vouloir non plus, et tu t'excuses. Pourquoi elle, elle a droit à des excuses, et moi à des reproches ? Pourquoi quand elle te reproche de ne pas faire attention à où tu vas, tu la laisses dire, alors que quand je te reproche de ne pas faire attention à ce que tu dis, je me fais enguirlander ?
- C'est quand même pas pareil...
- En quoi c'est différent ?
- La dame, j'aurais pu lui casser quelque chose. Toi, tu n'as pas à te sentir vexée pour une petite blague.
- La dame aurait pu faire ses courses en semaine, aussi. Elle n'a pas à encombrer les couloirs si elle est fragile !
- Hé, tu exagères !
- Tu vois, moi aussi, je peux porter des jugements sur ce que les gens doivent faire pour que je puisse agir et parler comme je l'entends. Ta blague m'a vexée, point. Que j'ai raison ou tort d'être blessée, ça n'a aucune importance. Que la dame ait raison de sortir ou pas, ça n'a aucune importance. Tu blesses une personne, tu t'excuses, c'est la moindre des choses"
Philippe soupire. Elle a raison. Et puis il sourit : comme il l'aime, Agnès, sa compagne qui ne se laisse pas marcher sur les pieds !
"Je te présente, ma tendre bien-aimée, mes plus plates excuses.
- Mouais. Rate pas la sortie, non plus."
 Philippe engage l'automobile sur la bretelle de sortie puis sur la départementale menant à leur village.
"N'empêche que c'était juste une blague, reprend Philippe, taquin."
Agnès retient un juron avant d'exploser.
"T'as surtout loupé une occasion de plus de te taire. Merde, des comme ça, je m'en prends à longueur d'année, de la part des clients, des collègues, et même des copains ! J'ai pas besoin que tu en remettes un couche ! Tu crois que c'est agréable de se faire tout le temps traiter de femme vénale, superficielle, feignante, fragile, compulsive ? Toi, tu me dis que c'est pour déconner, que tu ne le penses pas, mais tu crois que les autres, eux, ils ne le pensent pas non plus ? Tu crois que j'ai envie que le week-end, tu me fasses repenser à tous ces connards qui me font chier à longueur de semaine ? Il y en a qui le pensent, ça c'est clair, ils font mine de rigoler, mais ils cherchent surtout à nous humilier ! Pas plus tard que mardi, un client s'est foutu de ma gueule en payant sa facture : il m'a sorti que j'allais pouvoir me payer des fringues sur le compte de la boîte..."
Philippe gare la voiture devant la maison, coupe le contact et dépose sur la joue d'Agnès un petit baiser.
"Je ne savais pas, je t'assure. Je suis désolé.
- Tu ne savais pas mais tu te permets de dire que j'ai tort de le prendre mal ?"
 Le couple descend de la voiture en silence.
 "Je ne sais pas ce qui me blesse le plus, reprend Agnès. Que tu me balances un vanne réductrice, ou que tu me rabroues comme une hystérique.
 - OK, OK. J'ai sorti une blague vaseuse sans réfléchir, et j'ai sans doute été influencé dans le choix de ma blague comme dans ma réaction par des stéréotypes. Tu as raison."
Agnès, triomphante, se dirige vers la porte de la maison.
"Attends, chérie."
Agnès s'arrête, intriguée.
"Maintenant qu'on en a fini avec ça, tu peux prendre une partie des paquets, non ? Ils ne sont pas lourds."
Agnès prend un des sacs en maugréant.
 "C'est dingue, hein, ces réflexes ? ajoute Philippe. Tout le monde nous dit qu'on a l'égalité des sexes, mais ce sont toujours les hommes qui conduisent et qui portent les paquets.
- Et les femmes font planifient les courses.
- Oui. Tu crois que ça changera un jour ?
 - Je ne sais pas. La seule chose dont on peut être sûrs, c'est que si on ne fait rien, rien ne changera."

6 commentaires:

  1. Une conclusion si vraie... et que si peu de gens comprennent !
    La société nous a trop un peu trop éduqués...

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    1. On est tellement éduqués qu'on finit par croire que ces comportements sont naturels. S'ils sont naturels, on ne peut rien y changer, donc il n'y a qu'à se résigner...
      La lutte est à mon sens impossible tant qu'on n'aura pas réussi à imposer la notion de genre.

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  2. +1000000000000
    C'est exactement ça, tu leur dits "je suis blessée" mais c'est moins important que leur plaisir à eux de dire une "blagounette". Ouhou je te dits que je n'aime pas et toi tu bloques sur ton plaisir à toi. Et on va débattre des heures sur l'hystérie, le manque d'humour des femmes, noirs, homosexuels, obèses, plutôt que sur le manque d'empathie et d'autodérision des autres. Je te dits que j'en ai marre et toi tu me parles de ton droit à ma saouler quand je marche dans la rue? Mon ressenti est illégitime mais le tien est légitime.
    Maintenant à la pause café, je dis très sérieuse "voilà c'est tout à fait ça je n'ai pas d'humour, donc merci de respecter mon manque d'humour". Et je tiens bon ça casse complètement l'ambiance mouahahah. Une autre fois, j'ai fait l’hystérique sorcièreuh, "mais si j'ai de l'humour mais je préfère le bien gore, le hamster passé au mixer on voit les boyaux gicler." et là j'en ajoute des tonnes jusqu'à casser l'ambiance complètement. Du coup ils ferment leurs gueules.

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    1. Personnellement, j'ai mon répertoire de blagues sexistes quelquefois très vulgaires. Le fait que je les place avant eux leur prouve que "pour une gonzesse, j'ai de l'humour". Partant de là, ils sont assez en confiance pour discuter : oui, certaines blagues ont l'air innocentes mais sont blessantes...

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    2. OMG !!! (Hooo my God !!! ... cad : mais dans quel-le-s monde impitoyable vivons nous ... :( )
      Sinon, honnêtement, votre article me rappelle + les prises de têtes avec ma mère (mais heureusement pas avec ma copine (l'Ange d'amour !!! pas la Fée, je précise !!!) sinon, j'avoue... je me serais mis une balle dans la tête depuis longtemps et adieu monde cruel... enfin j’essaie pas de vous miner le moral hain juste que voila... quand aux noms de famille etc.. du précédent article , bahhh le mariage est patriarcal !!!! alors au lieu de tergiverser sur les noms, ben, abolition du mariage !!! (Nan mais des fois faut être cohérent quand même !!!! Même si je suis pour le mariage homo uniquement car c'est pas patriarcal)
      Sinon bises quand même (ou bizzoux mais bon... dans ce monde cruel je vous jure que si j'avais pas (vraiment!!!!) mon vrai ange d'amour qui m'aime (vraiment!!!) et pas une autre car mon ange jamais j'en ai jamais parlée contrairement a une autre car je connais trop bien votre espèce et je la protège tant que je peux vous voyez... et ben, sans ça je serais déjà 10 pieds sous terre car votre espèce est tout simplement TROP conne !!! (mais je suppose que vous le savez quand même... et bises quand même, Kalista, vous le savez peut être, ou pas... mais je suis Votre ami... quand même, et oui !!! .... )
      (Bizoux, peut être ++ mais pas trop la pêche en ce moment merci de votre compréhension..)
      Ly, (heal..)

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    3. Ooops... j'ai fait des erreurs dans mon message :

      => "du précédent article" :-> à remplacer par : "D'UN précédent article"
      (mais c'était juste histoire de causer hain.... nan pas le précédent article, vous êtes douée en histoires, beaucoup d'idées, on comprend mieux les choses comme ça c'est vrai, mais je vous en parle ici a cause de l'erreur que j'ai fait plus haut)

      => "votre espèce est tout simplement tout TROP conne !!!" :-> à remplacer par :"l’espèce humaine (dont je préfère ne pas m'identifier) est tout simplement TROP conne !!! (et je suppose tant que féministe que vous en savez quelque chose quand même ^^)

      Voila c'est tout, peut être que dans quelques mois ou années je remettrais un site en place, mais différent, et sur d'autres sujets que le (Zanarcho)-féminismZ, c'est bête on dirais pas du tout à première vue mais en fait je suis hyper-cultivé et savant, SAUF QUE... car oui, il y a un sauf que... c'est dans plein d'autres domaines mais qui n'intéressent généralement presque personne... et pas trop dans le social..., mais je n'aime pas en parler de toute façon, bhaaa c'est mon coté autiste qui veux ça je suppose (mais je vous rassure, ceux du type surdoués/artistes quand même, donc ça va encore, l'HP attendra donc cette fois je crois ^^) ... mais promis si je me remotive pour en refaire un de super site, je vous tient au courant...

      A part ça je vous saoule en ce moment, je sais, mébon ça arrive pas souvent hain... ;) (genre 1 ou deux fois par ans j’espère que vous survivrez â ça ... XD^^ et désolé-e d'avance :-D )

      Donc allez, je m'arrête la, (que voulez vous, avoir besoin de parler même juste pour dire des conneries ça peut arriver, personne ne peut être toujours super motivé 365 jours/ans 12 mois sur 12, 7 jours sur 7 et 24 h sur 24 h alors ben moi aussi quand je sais pas quoi dire je ferme ma gueule, et ça m'arrive très très souvent (presque tout le temps en fait d'ailleurs ^^) Même pour une femelle alien mâle de chromosomes XY... et ... oops ^^)

      Bon Week End, Kalista !!!
      Et a + tard peut être ! (Bizzoux :D )

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