vendredi 1 juillet 2011

Lucrèce et Catherine M.

Catherine Millet a encore frappé.
Dans une interview publiée sur Rue89, elle dit : "Je risque de choquer, mais je ne comprends pas les femmes qui se disent traumatisées, sévèrement traumatisées par un viol. Une agression, c'est toujours traumatisant, bien sûr si le viol s'est fait avec violence, si vous risquez de perdre votre intégrité physique. Mais s'il n'y a pas eu ce genre d'agression, de menaces avec une arme, de coups, c'est un traumatisme qu'on peut surpasser comme n'importe quelle violence ordinaire." Cette sortie a provoqué avec justesse des réactions choquées de Sandrine Goldschmidt et de Maïa Mazaurette.

Catherine Millet n'est pas la seule à soutenir idée d'un viol non traumatisant et dont les conséquences seraient exagérées par la société. Marcela Iacub nous a gratifiés d'une réflexion du même tonneau : "Marcela Iacub reconnaît que le viol, atteinte majeure au consentement, doit être sanctionné. Mais elle affirme qu'il faut sortir du scénario supposé de la «mort psychique» de la femme violée. Non, dit-elle, c'est une pure supputation/construction des enquêteurs, des juges et experts «psy» pour justifier la sévérité du châtiment. Cette vie intérieure qui serait meurtrie n'est qu'une fiction à balayer."
Au Etats-Unis, FBI ne compte les viols que s'ils concernent une pénétration vaginale commise avec violence : c'est le concept de forcible rape dont j'ai déjà parlé par ailleurs.
Dans le monde entier, celles qui n'ont pas été tabassées avant le viol sont d'office discréditées : c'est le cas de victimes présumées de Julian Assange et de DSK. Si elles n'ont pas été violentées, de quoi se plaignent-elles ?
Le viol en lui-même n'est pas considéré comme grave, puisque c'est un sujet de fantasme. Sans violence préalable, c'est considéré comme embêtant, mais pas dramatique. Pas de film, ni d'épisode de série policière, ni de fait divers suscitant l'émotion, où la victime d'un viol n'a pas été torturée et/ou tuée. La Kika d'Almodovar est moins ébranlée par son viol que par la diffusion des images. On rentre dans une femme comme dans un moulin ouvert aux quatre vents, il n'y a pas de quoi foutter un chat, mais si on frappe cette petite chose fragile, là, on trouve du monde pour la plaindre.

Catherine Millet et Marcela Iacub se présentent comme défenseures d'une vision moderne de la sexualité, libérée du carcan des préjugés anciens. Mais en vérité, cette vision d'un viol non traumatisant, d'un corps féminin dans lequel on pénètre comme dans un moulin sans dommages est terriblement archaïque.
La Rome Antique nous a laissé l'histoire de Lucrèce. Cette dame de la famille royale, épouse de Collatin, a été violée par Sextus Tarquin, le fils du dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe, connu pour être un tyran immoral. D'après Tite-Live, Sextus Tarquin et Collatin étaient ensemble à la guerre, et ont participé à une soirée  avec leur bande de potes vraisemblablement ronds comme des queues de pelle. Ils ont fini par lancer un pari pour savoir qui c'est qu'avait la plus chouette des épouses. Ils sont rentrés en douce pour voir ce qu'elles faisaient : toutes étaient au palais pour participer à un "repas somptueux" (elles étaient bourrées, quoi), sauf Lucrèce qui se tenait à carreau, "occupée, au fond du palais, à filer de la laine, et veillant, au milieu de ses femmes, bien avant dans la nuit". Collatin a donc gagné le pari, pendant que Sextus pétait une durite : "S. Tarquin conçut l'odieux désir da posséder Lucrèce, fût-ce au prix d'un infâme viol. Outre la beauté de cette femme, une réputation de vertu si éprouvée piquait sa vanité." Il revient quelques jours plus tard voir Lucrèce, en pleine nuit, et la menace de son épée. "Tandis qu'éveillée en sursaut et muette d'épouvante, Lucrèce, sans défense, voit la mort suspendue sur sa tête, Tarquin lui déclare son amour; il la presse, il la menace et la conjure tour à tour, et n'oublie rien de ce qui peut agir sur le coeur d'une femme. Mais, voyant qu'elle s'affermit dans sa résistance, que la crainte même de la mort ne peut la fléchir, il tente de l'effrayer sur sa réputation. Il affirme qu'après l'avoir tuée, il placera près de son corps le corps nu d'un esclave égorgé, afin de faire croire qu'elle aurait été poignardée dans la consommation d'un ignoble adultère. Vaincue par cette crainte, l'inflexible chasteté de Lucrèce cède à la brutalité de Tarquin, et celui-ci part ensuite, tout fier de son triomphe sur l'honneur d'une femme."
Lucrèce fait alors revenir son père et son mari de la guerre pour tout leur raconter : "À l'aspect des siens, elle pleure; et son mari, lui demandant si tout va bien : "Non, répond-elle; car, quel bien reste-t-il à une femme qui a perdu l'honneur ? Collatin, les traces d'un étranger sont encore dans ton lit. Cependant le corps seul a été souillé; le coeur est toujours pur, et ma mort le prouvera. Mais vous, jurez-moi que l'adultère ne sera pas impuni. C'est Sextus Tarquin, c'est lui qui, cachant un ennemi sous les dehors d'un hôte, est venu la nuit dernière ravir, les armes à la main, un plaisir qui doit lui coûter aussi cher qu'à moi-même, si vous êtes des hommes." " Les tentatives de sa famille pour la consoler restent vaines : "Pour moi, si je m'absous du crime, je ne m'exempte pas de la peine. Désormais que nulle femme, survivant à sa honte, n'ose invoquer l'exemple de Lucrèce !" Et Lucrèce se suicide. Cet acte met le feu aux poudres et Rome se révolte contre les Tarquin. La République est proclamée peu après.
Sextus Tarquin ne prend pas Lucrèce par la force : il la persuade de se laisser violer. L'épée était juste là pour l'empêcher de hurler. La souffrance physique de Lucrèce n'est à aucun moment évoquée. C'est sa souffrance psychologique qui la mène au suicide : la honte d'avoir cédé, la souillure de son honneur. En ravissant son honneur, Sextus Tarquin a détruit la possibilité pour Collatin d'avoir avec Lucrèce un enfant dont on ne pourrait contester la paternité : c'est donc sa maternité potentielle qui a été écrasée. Lucrèce est une maison dans laquelle on est entré par tromperie, sans même péter la porte. Lucrèce, en femme romaine vertueuse, se considérait comme un objet, une mère en devenir, vecteur de la descendance légitime de son mari. Un objet brisé, inutile, on le jette. De plus, elle a cédé, non pas contre la violence qui aurait rendu son viol vraiment grave, mais contre la persuasion. Elle n'a pas veillé convenablement sur son honneur, ce qui appelle, encore aujourd'hui, un châtiment.

On peut, et on doit, s'insurger contre la dimension honteuse du viol. Il faut débarrasser les victimes de leur culpabilité. Lucrèce aurait dû crier sa rage, soulever Rome elle-même, au lieu de se châtier. Mais nier cette honte ne doit pas, par extension, nier le traumatisme infligé aux personnes violées. La légende de Lucrèce et la vision de Catherine Millet sont de la même nature.


Illustrations :
Capture d'écran de Kika, de Pedro Almodovar
Tarquin et Lucrèce, Almeida Junior, 1874
Lucrèce, Véronèse, 1580.

4 commentaires:

  1. Il faut peut-être que la victime dise merci à son violeur de ne pas l'avoir battue?

    Les tout jeunes enfants qui ont été violés, qui ne savent pas mettre de mots sur ce qu'ils ont vécu, qui ne savent pas que ce qu'ils ont subi est un crime et par conséquent qui ne sont en aucun cas influencés par la société, sont pourtant traumatisés il me semble?

    En même temps Catherine Millet, hein, c'est un peu Eric Zemmour, c'est pas grave de dire n'importe quoi, pourvu qu'on choque...

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  2. J'ai lu cette interview déplorable et cette phrase dans laquelle elle évoque l'éventualité d'un viol m'a particulièrement frappée:

    "Je ne me serais pas sentie atteinte. Ma personne ne se confond pas avec mon corps."

    C'est carrément schizophrène. Une personne équilibrée, en principe, habite son corps (et c'est d'ailleurs ce qui fait la souffrance du viol: le non-consentement de l'individu.e se heurte à l'agression du corps). Et ça fait penser au syndrome de dépersonnalisation que l'on rencontre dans la prostitution. Elle bâtit donc son argumentation sur un ressenti personnel et surtout sur une névrose. Quand on pense qu'en plus, comme Despentes, elle surfe sur le succès du trash et de la provoc (comme le souligne Aggie), l'écoeurement est total.

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  3. Helo m'enlève les mots de la bouche.
    En plus la mauvaise foie est totale car au contraire de ce qu'elle affirme, la gravité du crime de viol est presque toujours niée. Quand on te balance le plus sérieusement du monde que quand même, si on attrape ton violeur, tu ne vas pas aller au Assises pour "ça". Quand on te demande pourquoi tu étais toute seule, qu'on te demande comment tu étais habillée, si tu es célibataire, si tu aime flirter.
    Par on j'entends tour à tour la famille, les ami-e-s, la police, les avocats et même certaines assos dîtes d'aide aux victimes.

    Les propos de cette femme ne sont rien d'autre que de la cruauté gratuite envers toutes les victimes de violence sexuelle.

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  4. Désolée de n'avoir pas répondu plus tôt, je reviens d'un long et beau week-end ! ;-)

    @ Aggie : ça fait un certain temps que je mûris un billet sur les enfants. Pourquoi ce qui est traumatisant pour eux ne serait pas grave pour un adulte ? Je manque encore de matière et de recul, mais ça viendra.
    Oui, Millet et Z. choquent pour faire parler, mais ils choquent en disant tout haut ce que certains pensent ou hésitent à penser. Et là, c'est grave.

    @ Hélo : Rien à rajouter !

    @ Alice : D'un autre côté, on bouffe du viol dans les infos et dans les films/séries/livres (Maïa Mazaurette vient de faire un billet là-dessus), comme si c'était fascinant. Quand ça arrange les raconteurs d'histoire, quand il faut faire peur à la ménagère, quand il faut faire frissonner le public, le viol est dramatisé. C'est horrible, d'ailleurs, de voir le viol utilisé comme un instrument narratif. Et en plus, on nous impose une image du viol qui décrédibilise les victimes réelles...

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